24.1.06

La face indienne de la Bolivie prend le pouvoir

Par Roxana Paniagua Humeres

Nul peut nier l’indiscutable triomphe d’Evo Morales Aima (54% de votes,majorité absolue) à la présidence de la Bolivie. Lors des élections, le18 décembre 2005, la victoire de l’indien aymara-quéchua a laissé la droite pantoise. Comment se fait-il que les maisons de sondages se soient trompées à ce point ? Elles prévoyaient qu’Evo Morales serait élu avec une majorité simple, laissant supposer que l’élection du nouveau président se ferait au parlement suivant la tradition de prébendes établies par les partis traditionnels (MNR, ADN, NFR). Mauvais calcul, car pendant les deux dernières années et surtout depuis la «guerre du gaz» (conflit contre l'exportation du gaz) en octobre2003, la classe politique a perdu la confiance des Boliviens.L’élection du Mouvement au Socialisme (MAS) d’Evo Morales Aima est inédite puisque aucun président n’avait jamais été élu avec la majorité absolue.

Un indien à la présidence du pays…?
Mais comment explique-t-on ce changement ? Les politiques néo-libérales des dernières décennies ont accru les écarts entre pauvres et riches. Deux tiers de la population bolivienne vivent avec 1 dollar par jour.L’équivalent de 360 $US par année. La majorité des Boliviens vivant endessous de seuil de la pauvreté sont indiens. En fait, l’histoire de la Bolivie est parsemée d’injustices commises à l’égard des majorités indiennes du pays. Or, cette population durant les 25 dernières années de vie démocratique, a appuyé les partis traditionnels sans, pour autant, voir des changements dans leur situation précaire. C’est pendant ces deux décennies que les mouvements autochtones ont émergé avec force, tantôt organisés à l’intérieur du syndicat des paysans ou dans la fédération de cultivateurs de la feuille de coca au Chaparé. L’expérience dans l’organisation syndicale ainsi que dans les organisations de base, des paysans et d’autochtones a abouti àl’élection récente d’un indien au pouvoir. Le vote largement majoritaire (54 %) de la population en Bolivie, est le résultat d’une convergence politique dont le point culminant est l’élection d’Evo Morales. En ce sens, les organisations sociales et autochtones ont un projet politique concret -malgré leur différences-, qui doit être prise en compte par Evo Morales et son parti, le MAS (Mouvement vers lesocialisme). Ce projet politique se base sur l’élection d’un président indien et surtout sur la démocratisation concrète du pays, dont une des conditions est le contrôle des ressources naturelles par l’État. Or,la condition sine qua non pour une stabilité politique repose sur le respect des promesses faites par Evo Morales aux mouvements sociaux qui s’étaient insurgés et avaient renversé les gouvernements précédents :nationalisation des hydrocarbures et convocation d’une Assemblée Constituante. Cela permettrait l’accès à une démocratie « participative» mettant l’accent sur la prise de décisions par le mouvement populaire. C’est pour cela que le programme politique du MAS doit tenir compte des demandes de tous les secteurs de la population. Autrement,le MAS risque le même sort que les gouvernements précédents. De plus,si le MAS veut créer un climat de stabilité politique, il doit instaurer des mécanismes permettant la mise en place des programmes sociaux et économiques dont il a parlé pendant sa campagne électorale. Ses alliés conjoncturels, la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), la Fédération des paysans de la Bolivie et les citoyens d'El Alto, lui ont déjà donné 90 jours pour résoudre les problèmes reliés aux ressources naturelles (nationalisation du gaz en particulier). Autrement, si le résultat escompté n’est pas atteint, la paix sociale peut se briser à n’importe quel moment.

Mais au-delà du projet politique du MAS,le sens que les autochtones ont donné à cette élection est crucial.Plusieurs intellectuels autochtones ont déclaré que la « fin ducolonialisme est arrivé ». Même les voix dissidentes au sein du mouvement autochtone s’accordent sur ce point. Felipe Quispe, leader du Mouvement Indien Pachakutik, a dit « que l’élection de Morales va changer radicalement la manière de gouverner » la Bolivie. Pour des milliers d’indiens, Evo Morales constitue un espoir, dans un pays où le racisme larvaire a confiné les indiens à l’exclusion politique,économique et social. Ainsi, le nouveau président dans son premier discours adressé à ses militants soutenait que « la Bolivie et les autochtones vont entrer dans une nouvelle époque » qui mettra fin au racisme et à la corruption. Ce jour même des élections, à la radio Erbol une autochtone de la ville d'El Alto de La Paz, disait, « En Evo, je mets tous mes espoirs, il faut que l’injustice se termine… Nous avons le droit de vivre une vie comme les autres ». Confirmant ce désir, Morales affirmait qu’il n’allait pas décevoir à ses frères et sœurs, «… dans ce vote massif, c’est le peuple qui s’est exprimé. Nous avons eu l’appui et la force de ce peuple qui veut vivre avec justice… Ce n’est pas Evo Morales qui sera le gouvernement, ce sera vous tous.Le mouvement autochtone ne sera pas excluant, il sera incluant… Apartir de maintenant, on va en finir avec le mépris et la xénophobie »a-t-il dit.

Le vote massif en faveur du MAS est aussi le résultat du ras-le-bol de la classe moyenne et d’une certaine bourgeoise, fatiguées de la corruption et des politiciens traditionnels. Le MAS hérite toutefois une situation de crise politique et sociale et c’est là que se trouve son plus grand défi. Est-ce que l’on va continuer la « culture de dialogue propre aux autochtones» -comme a dit Evo Morales-, pour gouverner ? Tout dépend de quel côté penchera la balance, car le MAS a fait de nombreuses promesses aussi bien avec les élites liées aux intérêts pétroliers et les groupes divisionnistes de Santa Cruz qu’avec le mouvement populaire. Pour l’instant le MAS semble pencher en faveur de sa base politique (autochtone, paysans, ouvriers, intellectuels, artistes,etc.) mais il ne sera pas facile de composer avec tous ces secteurs.

Un processus unique ou histoire ancienne…
Malgré les politiques draconiennes qu’ils ont subis sur le plan économique et la détérioration du climat social, les Boliviens, loin de se décourager ont su pendant ces 25 dernières années s’organiser. Le mouvement populaire et autochtone a entamé une lutte de longue durée qui lui a permis d’ébranler le pouvoir en place. L’élection d’Evo Morales, premier indien au pouvoir, suppose en premier lieu selon les dires du vice-président élu Alvaro García Linera « une présence des indiens dans les instances administratives, dans les ministères, au parlement…» . Mais il ne signifie pas forcément un changement drastique dans le statu quo selon Yvan Ignacio, représentant au Canada du Conseil Andin des Nations Originaires. Selon lui, « Evo Morales va ‘neutraliser’ les forces radicales du pays, tels que les mouvements d'El Alto». De cefait, il faut surveiller constamment le processus, a-t-il dit. Il n’enreste pas moins, qu’il s’agit d’un processus historique sans précédant car il y « a eu une unité autour de l’élection », mais elle peut se briser à n’importe quel moment, a-t-il souligné. Deuxièmement, il est vrai, qu’il y aura une présence des indiens dans l’administration et dans la prise des décisions, cela va modifier considérablement les rapports sociaux et politiques. Cependant, le fait que le gouvernement soit composé majoritairement par des autochtones ne suppose pas forcement un changement radical des politiques actuelles.Le MAS va avoir des difficultés pour établir un programme visant à un «changement des politiques néo-libérales pour lesquelles se sont battus les mouvements sociaux », a souligne en ce sens, l’intellectuel américain, James Petras (Argenpress, 9 janvier, 2006). Les autochtones disent qu’ils vont surveiller le processus et ne permettront pas qu’on les trahisse une fois de plus. Pour l’instant la victoire d’Evo Morales semble avoir donné une trêve au pays.

Outre cela, les relations du nouveau gouvernement avec les pays voisins et surtout avec les États-Unis peuvent être déterminantes pour le pays. Plusieurs pays n’ont pas tardé à saluer la venue d’Evo Morales au pouvoir. Toutefois,les États-Unis « surveillent » le processus et prendront une décision en fonction de « l’évolution du processus démocratique » et en fonction du respect des engagements d’Evo Morales à l’égard de l’éradication de la feuille de coca. Pour l’instant, Evo Morales dans sa tournée internationale (Cuba, Venezuela, Espagne, France, Chine, Afrique du Sud) a affirmé qu’il est disposé à s’asseoir avec les État-Unis et àtisser des relations basées sur le « respect du pays » a-t-il dit. Reste à voir si les États-Unis auront la même attitude.

Aucun commentaire: